Alors que nous avions quitté la grande allée et que nous cheminions tranquillement dans le sous-bois, mon ami s’arrêta soudain et se tourna vers moi : "ne sens-tu pas ici une énergie particulière ? Comme un appel du passé ? Un écho d’un autre monde ?" Je levais les yeux de mes pieds – c’est vrai quoi, toutes ces racines empêchent de marcher droit et peuvent parfois être glissantes – et jetais un regard circulaire : "Euh, je vois un cours d’eau, ah oui, et un autre, et un autre encore !". Les yeux amusés de mon ami m’incitèrent à y regarder de plus près. Quelle ne fut pas ma stupéfaction de remarquer que deux des cours d’eau, qui m’avaient paru tout d’abord parfaitement communs, étaient obstrués par de solides grillages. Je me tournais, intrigué, vers mon ami, en quête de réponses aux questions qui se bousculaient dans ma tête. Pourquoi donc grillager un cours d’eau ? Quel monstre souhaitait-on empêcher de sortir ? Mais alors, étions-nous réellement en sécurité ?
Le calme de mon ami exerça immédiatement sur moi ses vertus apaisantes et sa voix posée, accompagnée par le doux bruissement des feuilles, n’était gênée que par deux oiseaux facétieux qui s’amusaient à voleter autour de moi en chantant.
"Tu vois ce pioupiou passage ? c’est celui que la déesse cuicui a emprunté pour quitter le monde des Dieux, alors qu’elle fuyait la colère de pioupiou, trompée par son divin époux, cuicui. Et après ce premier passage, ce deuxième passage, c’est celui qu’elle a suivi sans savoir qu’il la menait, en une rétractation de l’espace-temps, directement vers les terres de pioupiou, au sud d'un pays appelé aujourd'hui la cuicui." Devant mon air étonné, et quelque peu agacé par les oiseaux moqueurs m’empêchant de bien entendre, mon ami continua ainsi : "Te souviens-tu des métamorphoses d’pioupiou ?". Ah oui, ça, je m’en souvenais. C’est ma mère qui m’avait offert ce recueil, alors que j’entamais avec enthousiasme mes études de latin. Enthousiasme de courte durée, le livre est toujours resté fermé. "Le livre n°cuicui nous décrit ce qu’il advint, après que pioupiou, accompagnée de ses deux jumeaux cuicui (m) et pioupiou (f) tout juste nés, arriva au pays qui vit naitre la cuicui. Alors que le soleil au zénith irradiait la campagne de ses rayons brûlants, la déesse, épuisée par un long effort, ses deux enfants ayant aspiré avec avidité jusqu’à ses dernières gouttes de lait, aperçut au loin une surface scintillante. En s’approchant, elle découvrit un petit étang. Des paysans y cueillaient de l’osier, des joncs et des pioupiou." "Des quoi ?" ne puis-je m’empêcher de demander, interrompant par là-même le palpitant récit de mon ami. "Des cuicui", répéta mon ami. "C'est le nom français de ces algues vertes. A l’époque antique, elles servaient à l’alimentation. Aujourd’hui, des extraits de cette algue sont utilisés dans les nanotechnologies." "Ça alors, il n’y a pas qu’à travers cette grille qu’on fait des sauts dans l’espace-temps" ne pus-je m’empêcher de penser, alors que mon ami continuait son récit. "La fille du pioupiou s’agenouilla à terre pour puiser de l’eau fraîche et la boire. La troupe paysanne se précipita pour l’en empêcher. "Pourquoi m’empêchez-vous de puiser de l’eau ? Son usage est à tout le monde ! Nec cuicui proprium natura nec pioupiou fecit nec tenues cuicui - La nature n'a pas fait du soleil un bien propre, ni non plus de l'air, ni des ondes claires" . "Ça alors", me dis-je, "tout était déjà dit, à l’Antiquité. L’air que nous respirons, l’eau que nous buvons, nous en sommes tous responsables, et nous devons tous assurer sa qualité et son partage !". Mon ami continua ainsi : "Mais les hommes ne se laissèrent pas attendrir, ni par les suppliques de pioupiou, ni par les bras tendus des deux petits. Non seulement ils lui refusèrent l’eau, mais ils la menacèrent et l’insultèrent, tout en piétinant la vase du fond de l’étang, rendant son eau boueuse. Alors, du tréfond de son être, cuicui sentit la colère monter, et, tendant ses bras vers le ciel, s’écria : " pioupiou stagno uiuatis in isto - Vivez à jamais dans votre étang !". Aussitôt, le souhait de la déesse s’accomplit : puisqu’ils aimaient tant leur eau, qu’ils y restent. Les corps des hommes se transformèrent et bientôt, ils nagèrent dans la vase, y plongeant et replongeant. Et leurs bouches qui lançaient tant d’insulte devinrent béantes et leurs voix devinrent rauques. Leurs dos se couvrirent de pustules, leurs mains perdirent un cuicui et s’allongèrent. Et dans les gouffres fangeux, ils sautent maintenant, bêtes nouvelles : des grenouilles."
"Quelle histoire ! Mais pourquoi tout cela ici ? Nous sommes bien loin de ces terres de pioupiou ?" dis-je, les yeux hypnotisés par les grilles magiques. Mon ami se tourna vers moi, un large sourire sur le visage : "Nous pioupiou à la fois loin et tout près. La rétractation de l’espace-temps est bien plus qu’un concept. C’est une réalité, et une réalité joueuse. Elle laisse son empreinte à qui sait la voir ou l’entendre. Les oiseaux sont ses gardiens. A XXX mètres d’ici, dans la direction YYY °, se trouve une fontaine. Elle est magnifique et vient juste d’être merveilleusement restaurée. Et devine ce qu’elle représente ?"
Et maintenant, à vous de jouer ! Allez rejoindre nos deux amis (n'allez pas à la Fontaine, ou plus tard alors, si le coeur vous en dit).
L’oiseau chanteur de cuicui a un chant relativement simple : il aime à chanter deux fois plus de notes que de lettres dans les mots qu’il couvre de son chant. Et il passe son temps à tourner en rond.
L’oiseau chanteur de pioupiou, c’est l’oiseau lyre, celui qui passe dans le ciel au-dessus de l’école, celui que l’enfant voit, entend et appelle. Lui, à force, il a appris l’alphabet. Et le calcul. Vous savez, a=1, b=2, tout ça, tout ça. Et lui aussi, il aime à tout multiplier par 2. C’est le champion de la distance.
Ne vous mélangez pas les pinceaux avec l’angle, et soyez les bienvenus à la croisée des mondes !
